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« Jeu cruel », de Mara Goyet, éd. Robert Laffont, 164 p., 18,90 €, numérique 13 €.
Le rendez-vous a lieu dans un café entre l’heure du goûter et celle de l’apéritif. Mara Goyet commande sans hésiter un verre de lait. On peut déceler dans ce choix une marque, parmi beaucoup d’autres, de sa singularité – dans la masse des entretiens réalisés autour de thés verts ou noirs, verres de vin, cafés, jus de fruits, c’est une première –, comme un signe adressé à l’enfant qu’elle fut. Après tout, celle-ci est au cœur de Jeu cruel, le nouveau livre de l’autrice, professeure d’histoire-géographie, chroniqueuse (au Nouvel Obs chaque semaine depuis cinq ans, dans Le Monde, souvent, pour des séries d’été).
Mara Goyet y revient sur le tournage de La Vie de famille (1985), de Jacques Doillon, coauteur du scénario avec Jean-François Goyet, le père de Mara. Elle avait alors 10 ans et tenait, au côté de Sami Frey, le premier rôle de ce film suivant le voyage en voiture, du sud de la France à l’Espagne, d’un père divorcé et de sa fille. Elle en avait gardé un souvenir si pénible de souffrance et de solitude qu’elle ne l’avait plus revu. Elle a par la suite refusé tous les rôles qui lui ont été proposés.
Mara Goyet s’était lancée dans ce livre depuis trois mois, avec, en ligne de mire, le 40e anniversaire du tournage, à l’été 1984, quand Judith Godrèche a porté plainte, en février, contre Jacques Doillon pour viol sur mineur de moins de 15 ans, déclenchant une salve de témoignages et d’autres plaintes. Ce que Mara Goyet avait vécu n’était pas du même ordre. Si son expérience résonnait, c’était avec les accusations de harcèlement sur des enfants pendant le casting du film CE2 (2022, jamais sorti), qui montrait le peu de cas fait des jeunes acteurs par le réalisateur, tant qu’il pouvait utiliser leurs émotions. Devait-elle, dans ce contexte, renoncer à élucider par un livre ce qui lui pesait, même si le terme « traumatisme » lui paraissait « très excessif » ? « J’ai décidé que j’avais déjà attendu quarante ans, et que, si j’avais des hésitations, je n’avais qu’à les mettre dans le bouquin. »
Elles y sont, en effet, avec les souvenirs de l’autrice, son chagrin d’enfant et ses prises de conscience d’adulte. Longtemps, Mara Goyet a cru que, sur ce tournage au long duquel elle n’a cessé de « [se] faire engueuler », c’est elle qui s’était montrée rétive, capricieuse. En écrivant son récit, en lisant les notes de tournage, en se plongeant dans les critiques et les interviews publiés à la sortie de La Vie de famille, avant de revoir celui-ci pour la première fois, elle a compris qu’elle n’était pas fautive ; que le film baignait dans une atmosphère incestuelle jamais expliquée ; que la petite actrice était poussée à bout pour « piller » ses réactions et ses mots dans les scènes tournées le lendemain, au mépris de son mal-être ; que son père, cet homme adoré, auquel elle doit tant, avait à l’époque fait preuve de « lâcheté » et qu’elle allait devoir se contenter de ce déplaisant constat, maintenant qu’il souffre de la maladie d’Alzheimer (lire le tonique et bouleversant Ça va mieux, ton père ?, Stock, 2018). Jeu cruel frappe par l’acuité, l’intelligence et les scrupules qu’y déploie Mara Goyet, tout en y instillant les éclats d’un humour qui est sa marque de fabrique.
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